top of page

Extrait
 
   “Par conséquent, qu'a-t-on alors le droit d'appeler danse ? La définition courante la décrit comme mouvement rythmique du corps de l'homme (TLFi, 1994), c'est donc qu'elle prend en compte les données corporelle et humaine, et que l'unique caractéristique du mouvement que le corps de l'homme réalise tient dans sa composition temporelle, rythmique : la danse, ici, n'a pas génériquement vocation à transmettre un message ou à exorciser une émotion, comme il a pu et peut encore être entendu. Aucune fin n'est donnée à la danse dans sa définition commune. Lorsque Paul Valéry se propose de définir la danse, en revanche, il lui accorde une essence qui est celle de la mise en forme de la dissipation (Pouillaude, 2014), soit une organisation avec forme et temporalité de notre élan vital qui se libère en mouvement. Valéry amorce ici un regard artistique porté sur la danse : la nécessité d'un objet transformé, et une valeur qui n'est autre que celle de l'existence au monde. Plus tardivement, dans sa Philosophie de la danse, il aborde la notion d'un point de vue plus vitaliste : la « Danse est un art déduit de la vie même puisqu'elle n'est que l'action de l'ensemble du corps humain ; mais action transposée dans un monde, dans une sorte d'espace temps, qui n'est plus tout à fait celui de la vie pratique » (Pouillaude, 2014, p39). La danse acquiert une origine au sein de la vie même, et par ce biais voit son existence justifiée en tant qu'art. Cette définition esquisse au demeurant la portée transcendantale que les écrits sur l'art chorégraphique tendent à lui accorder ; la danse permet au danseur, et par transfert peut-être aussi au spectateur, d'accéder à une autre dimension, un autre monde où la concrétude pratique de l'existence disparaît. Danser, pour s'extirper du monde réel, nous propose Valéry.

    Est danseur donc celui qui danse. Si, spontanément, nous parvenons à identifier quelqu'un comme étant en train de danser, c'est-à-dire que nous semblons savoir quand est la danse et quand elle n'est pas – ou quand elle n'en est pas –, la contemporanéité chorégraphique a montré que l'art de la danse ne se ressemblait pas toujours, et qu'elle pouvait aussi se trouver à la croisée de travaux performatifs, théâtraux, plastiques et même numériques. La tendance artistique contemporaine à jouer avec les limites des définitions amène à reformuler la question en : pourquoi est-ce de la danse ? Pour Rainer Rochlitz, il faut préférer défendre la thèse d'une esthétique argumentative fondée sur le débat critique, c'est-à-dire mettre en valeur le discours des sujets, « l'enquête intersubjective » (Huesca, 2015, p100), qui redéfinit constamment les partages du contenu de la production artistique, en suivant l'évolution des connaissances et les dernières avancées esthétiques. De fait, La Ribot sera considérée comme danseuse et non performeuse ou artiste plasticienne car non seulement son parcours, mais aussi elle-même, clament son appartenance à la danse, d'où elle prend son élan pour créer (Huesca, 2015). Roland Huesca renchérit : « Une danseuse qui, riche des techniques et de l'histoire de son art, se met nue dans une galerie est une danseuse. Son imaginaire, ses savoirs, ses savoir-faire mais aussi ses modes de création en témoignent.» (Huesca, 2015, p100). Pour être danseur, il faut donc que, soit son mouvement soit reconnu comme de la danse – est danseur celui qui danse –, soit vouloir être reconnu comme danseur alors que la dénomination de « danse » peine à être attribuée au geste présenté.

    Cependant, que l'on décide d'être danseur, ou bien que l'on soit catégorisé danseur, le problème ontologique reste entier. Comment présenter le danseur sans lui attribuer une technique de danse particulière, technique qui, au demeurant, il peut ne pas avoir ? Et surtout, que reste-t-il du danseur alors qu'il ne danse plus ? La danse est momentanée, elle est un art du temps et de l'espace dont il ne reste que le souvenir du passage, un art vivant comme un feu d'artifice qui ne brille que le temps d'un instant (Fontaine, 2004). Or, ce temps furtif de la danse modifie l'être de telle manière qu'on le reconnaisse « danseur », avec l'imaginaire qui lui est attribué. Si la danse est dans le danseur, où est la danse quand le danseur ne danse pas, donc quand il n'est pas « danseur » ? Où se situe le danseur quand l'être ne danse pas ? Comment pouvons-nous expliquer l'être dansant, l'interprète chorégraphique en tant qu'être ?”

 
Sources :
Geisha Fontaine, Les danses du temps, Pantin, Éditions Centre National de la Danse, 2004.
Roland Huesca, La danse des orifices. Étude sur la nudité, Paris, Éditions Jean Michel Place, Collection « La vie des œuvres », 2015.
Frédéric Pouillaude, Le désœuvrement chorégraphique. Étude sur la notion d’œuvre en danse, Paris, Vrin, 2014.
TLFi : Trésor de la langue Française informatisé, ATILF/CNRS – Université de Lorraine, 1994, https://www.cnrtl.fr.

bottom of page